Le stigmate de pute ou l’art de se faire remettre à sa place
N’avez-vous pas remarqué qu’il existe encore, malgré des décennies de luttes féministes et autres mouvements #metoo, un double standard à propos de la façon dont on envisage la sexualité des femmes et celle des hommes?
Par Catherine Gagnon
Lorsque je visite un musée pour la première fois, je suis curieuse de voir, à travers mes lunettes féministes, comment les corps de femmes sont représentés. Lors d’un récent voyage, la toile «Susanna and the Elders»* a attiré mon regard: on y voit une femme (nue, bien sûr! mais avec des poils) qui se rafraîchit dans un cours d’eau, sous le regard de deux hommes plus âgés qui l’observent, cachés derrière un arbre. J’apprends, intriguée, que cette scène est inspirée d’un récit biblique selon lequel une femme mariée refuse les avances sexuelles de vieux pervers qui l’espionnaient. Frustrés, ils l’accusent faussement d’adultère pour se venger. Cette histoire pourtant encore si actuelle, m’a fait penser au concept de «stigmate de pute». Se faire traiter de pute semble être l’étiquette contemporaine de l’accusation d’adultère dont plusieurs femmes, comme cette pauvre Susanna, ont été victimes.
Les étiquettes de pute et de salope servent à ramener les femmes à leur place. Julie Marceau, une chercheuse en sexologie avec qui j’ai eu la chance d’en discuter, précise que les épithètes de pute ou de salope témoignent d’un mépris pour toutes les femmes, qu’elles soient ou non des personnes travailleuses du sexe.
Julie Marceau construit son projet de recherche à partir du stigmate de pute, un concept qui se révèle à la jonction de toutes les discriminations entre les sexes. Depuis que j’ai lu son mémoire de maîtrise L’étiquette de pute comme outil de contrôle socio-sexuel des femmes: expériences, significations et conséquences chez les femmes non-travailleuses du sexe (2017)**, je suis encore plus fascinée par les multiples façons dont le concept s'articule dans les sphères de notre vie. À commencer par le double-standard qui persiste entre la vie sexuelle des hommes et celle des femmes.
Par exemple, si beaucoup d’hommes reconnaissent maintenant l’importance du plaisir sexuel chez les femmes, ils sont encore nombreux à considérer la passivité et la pudeur au lit comme des qualités fondamentalement féminines. Me semble, oui… Connaissez-vous beaucoup de femmes qui tirent du plaisir sexuel de leur passivité ou de leur pudeur?
On juge les femmes qui ont plusieurs partenaires sexuels plus sévèrement que les hommes, chez qui c’est un signe de succès et de virilité. Ceux-ci risquent par contre de recevoir des insultes s’ils sont vierges ou peu expérimentés une fois devenus adultes. On étiquette aussi négativement les femmes qui ont des expériences avec plus d’un partenaire, si elles sont infidèles, si elles dansent de façon séduisante et si elles contractent une ITSS (comme si c’était agréable, ça!). Bref, on valorise l’activité sexuelle active et diversifiée chez les hommes et on tend à la regarder d’un tout autre œil chez les femmes.
Julie Marceau est allée à la rencontre de participantes qui se sont fait traiter de pute afin de décrire leurs réactions et l’impact que ces insultes ont eu sur elles. L’une d’elle, la jeune soixantaine, marchait d’un pas assuré dans la rue quand un homme lui a fait des avances. Elle lui a répondu qu’elle n’était pas intéressée, pour ensuite recevoir la fameuse injure. Ainsi, ce ne sont pas que les jeunes femmes sexy (selon les codes traditionnels) qui se font traiter de pute: l’autonomie et la liberté de cette femme qui refuse les avances d’un homme semblent, aux yeux de ce dernier, inacceptables. N’est-ce pas à la fois surprenant et désolant?
Qu’est-ce qui peut bien pousser un homme à traiter une femme de pute? La chercheuse pointe vers une explication très intéressante: on a peur des femmes jugées trop autonomes. Point final. « C'est l’autonomie des femmes, qu'elle soit économique, sociale, corporelle ou sexuelle, qui compromet leur légitimité sociale» écrit-elle dès les premières pages de son mémoire. À cet égard, ma foi, je suis une pute!
La plupart des femmes interrogées par Julie Marceau racontent avoir été « sous le choc », «surprises», «estomaquées», que l'expérience leur a « coupé le souffle », les a « figées» ou «bloquées ». Certaines ont de la difficulté à nommer leurs émotions, à cause de leurs mécanismes de défense ou de l'agressivité avec laquelle le terme pute avait été utilisé.
En somme, ce mot d’une seule syllabe charrie un poids immense et laisse des séquelles chez de nombreuses femmes, qui perçoivent toutes cette insulte comme un acte violent, blessant : comme une agression. Après s’être fait insulter, la plupart des participantes racontent avoir modifié leur attitude ou leur façon de s’habiller. Certaines ont même cessé de parler de leurs expériences sexuelles passées. Leur espace de liberté et de confiance s’est peu à peu restreint.
Ainsi, l’insulte de pute ou de salope s’apparente à une police du genre qui « agit comme un rappel à l'ordre pour les femmes qui dévient des normes sexuelles rigides qui leur sont attribuées, par exemple lorsqu'elles franchissent la ligne de l'acceptabilité féminine pour prendre des libertés dites masculines. » Une police du genre? Qui dit police, dit règles et normes à respecter. Dans le cas de la sexualité, les normes sont basées sur le modèle du couple hétérosexuel, amoureux et monogame et, si possible, avec des enfants. Un chien et un chalet avec ça? Celle qui déroge à ces injonctions se fera vite rappeler à l’ordre.
Le pire, c’est que beaucoup de femmes vivent avec cette peur intériorisée du stigmate de pute. Cette crainte plus ou moins consciente oriente insidieusement nos comportements. Vais-je porter cette jupe courte que j’adore? Est-ce que mon maquillage attire trop les regards? Est-ce que j’ai trop d’amants? Sans même avoir reçu cette insulte, on cherche implicitement à l’éviter. On veut être dans la bonne catégorie.
En effet, le stigmate de pute divise les femmes: d’un côté il y a les femmes honorables (dont l’archétype suprême serait la Vierge Marie) et de l’autre, les femmes indignes (les putes). Entre ces deux figures se tend un fil très mince sur lequel il faut constamment danser, sans se péter la gueule. Il faut jouer habilement avec les codes et les normes pour être à la fois bien dans sa peau et en accord avec ses propres valeurs, tout en évitant l’insulte de pute ou celles qui s’inscrivent de l’autre côté du même prisme, l’insulte de Sainte Nitouche, de cul coincé, celle de fille frustrée ou de matante. Toutes ces insultes sont différentes facettes du concept de stigmate de pute, puisqu’on juge toujours le corps et les actions des femmes à l'aune de leur autonomie.
Alors que le stigmate de pute occupait mes pensées et que tous les éléments de ce vaste concept se déposaient dans mon esprit, j’ai écouté à la radio un entretien entre Marie-Louise Arsenault et Safia Nolin. Cette dernière, comme artiste indépendante ne se pliant pas aux diktats de la féminité et de l’hétéronormativité, se fait prodigieusement insulter depuis qu’elle a porté un simple t-shirt au gala de l’Adisq. Pendant ce temps, des hommes qui se sont présentés à ce même gala en chemise de bûcheron ou en camisole se sont faits complimenter sur leur authenticité. Sous l’angle du concept que présente Julie Marceau, Safia Nolin est une «pute » dont on devrait tous admirer le courage, l’autonomie et la détermination.
/// Surprise! Quelques jours après avoir écrit les dernières lignes de ce texte, je remarque avec joie le numéro d’octobre du magazine Elle Québec avec… Safia Nolin en une! Bien joué!
* Voir plus d’informations à propos de l’oeuvre: de Young, Musée des Beaux-Arts de San Francisco