Le marché patriarcal de la médecine esthétique
Par Annelyne Roussel
«Tout le monde le fait, tout le monde le fait! J’ai même des collègues actrices, des féministes convaincues qui m’ont dit à regret : « Faut que tu passes par-là, Pascale, sinon, tu travailleras plus… »
Pascale Montpetit, à l’émission de radio Tout peut arriver
Dans la série satirique française Dix pour cent, l’actrice Cécile de France est pressentie pour incarner l’héroïne d’Immortelle, un film de Quentin Tarantino. Or, les producteurs la trouvent légèrement périmée. « Quarante ans pour une actrice, c’est comme soixante ans pour les autres femmes… Quatre-vingts-ans pour un homme! », chuchote-t-on, en coulisse. Elle cède alors à la pression de se faire injecter du gras dans les joues. Mais quand vient son tour à la clinique, la star rebelle sort en trombe pour s’enfuir sur la mobylette de son agent. « Je ne serai jamais immortelle », lui annonce-t-elle, triomphante. Fin de l’épisode.
J’ai tout de même perçu un soupçon de regret dans la voix de l’actrice. On perd souvent au change en refusant un marché patriarcal. La sociologue américaine Lisa Wade, utilise cette expression (patriarchal bargain) pour décrire un contrat où l’on accepte des règles de genre qui désavantagent les femmes au profit d’un bénéfice individuel[1]. Au quotidien, nous concluons de tels pactes à différents degrés. Dans les sociétés capitalistes occidentales, ces ruses visent le plus souvent à augmenter notre indice de désirabilité en fonction du tout puissant regard masculin hétérosexuel. En ce sens, la médecine esthétique promet de faire fructifier nos actifs.
Wade reconnait le libre arbitre des femmes. Après tout, personne ne nous oblige à capitaliser sur notre apparence ou à dilapider nos économies pour quelques unités de Botox. La sociologue affirme cependant que nos choix sont conditionnés par un système. Celui-ci récompense les bonnes élèves et punit les mauvaises. Ces gestes que l’on pose pour soi, contribuent à solidifier la norme au détriment de nos consœurs qui, faute de moyens financiers, demeurent hors-jeu.
L’an dernier, l’actrice Guylaine Tremblay a reçu des critiques en raison de son visage soi-disant trop retouché. Dans une publication Facebook, elle déplorait que ces remarques blessantes viennent majoritairement de femmes de son âge. Sans vouloir excuser ses détractrices, tentons de comprendre ce qui se cache derrière leur venin. Se seraient-elles senties trahies par celle qui personnifie à merveille la femme ordinaire? Tremblay a raison d’appeler au respect des choix de chacune. Balayer du revers de la main leur sentiment d’impuissance nous empêche toutefois de creuser la question plus en profondeur.
L’émission québécoise Injections et bistouris brise les tabous de la médecine esthétique. On y voit des femmes, dont des personnalités médiatiques, recevoir diverses interventions à l’aide de techniques sophistiquées. La série met en lumière les dépenses encourues pour accéder à ce moi tant rêvé. « Pourquoi se priver si on en a les moyens? », lance une cliente. L’animatrice Isabelle Racicot tient un discours légèrement différent. Adepte de traitements cutanés, elle ne souhaite pourtant pas effacer ses rides. Pour la quinquagénaire, il est important que les femmes de son âge se reconnaissent à la télévision. Du bout des lèvres, elle fait intervenir le principe de sororité pour tracer ses propres limites.
La notion de marché patriarcal oppose les intérêts individuels aux intérêts collectifs. Dans une chronique du journal La Presse, Marie-France Bazzo soutient qu’il y a quelque chose de profondément néolibéral dans cette façon de voir la question de l’âge comme une responsabilité individuelle. Selon elle, « les traitements de médecine esthétique sont un investissement sur notre propre marchandise ». Elle ajoute qu’il ne faut pas penser le vieillissement comme une chute individuelle, « mais comme un phénomène collectif et universel, démographique, social, politique. » Voilà un point de vue rarement exprimé.
Comment se solidariser autour de la question de l’apparence physique, qui nous renvoie constamment au chacune pour soi? Il est difficile de sacrifier une petite parcelle de notre pouvoir pour mener un combat d’une telle ampleur. Tandis que plusieurs oscillent entre le désir de pulvériser les normes et celui d’y correspondre, d’autres, rappelons-le, refusent de participer au « grand marché de la bonne meuf »[2]. Malgré des décennies d’avancées, le féminisme peine à nous en libérer collectivement. L’individualisme et le capitalisme lui feraient-ils barrage? Passer sous les seringues ou le bistouri va bien au-delà d’un simple choix. C’est une tactique d’adaptation à un monde dont les diktats esthétiques deviennent de plus en plus stricts.
Revenons à la finale de Dix pour cent. Qu’auriez-vous fait à la place de Cécile de France? Moi, je l’avoue : j’aurais flanché. Certaines ont la force d’aller au bout de leurs convictions féministes; d’autres, pas toujours. Permettez-moi tout de même de proposer un happy ending alternatif. J’accepte le rôle et ma carrière prend un fulgurant envol. Avec l’argent gagné, je fonde le « Front pour l’inclusion des vieilles au cinéma ». Grâce à nos actions révolutionnaires, la France voit apparaitre à l’écran de vieux visages oubliés depuis longtemps. Ces derniers redeviennent alors beaux et admirés. Rêver n’a jamais fait de mal à personne.
[1] La première à avoir utilisé l’expression est l’auteure et chercheuse turque Deniz Kandiyoti. Elle l’a employée pour expliquer les raisons pour lesquelles les femmes se marient, portent un voile, et se conforment aux normes sociales concernant leur comportement sexuel.
[2] L’expression est de l’écrivaine Virginie Despentes. Dans King Kong Théorie, elle affirme : « J'écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m'excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. Je n'échangerais ma place contre aucune autre, parce qu'être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n'importe quelle autre affaire. »