Histoire de l’art: l’histoire des hommes?
Est-il possible de revisiter les expositions permanentes des grands musées pour qu’elles deviennent moins sexistes?
Par Catherine Gagnon
L’été dernier, j’ai eu la chance de voyager aux États-Unis, d’abord pour le travail, puis par loisirs. J’en ai profité pour visiter les musées d’art des villes où je suis arrêtée. Cela faisait quelques années que je n’avais pas fréquenté les collections permanentes de grands musées. Celles-ci m’ont semblé androcentrées, contrairement aux expositions temporaires, qui commencent à accorder une plus grande place aux artistes femmes, Noir•e•s et autochtones. Dans certaines salles, on n’y présente que des hommes qui se tirent le portrait entre eux, cherchant à marquer leur présence dans l’histoire sociopolitique de leur pays.
Mis à part ces glorieux fantômes d’un passé colonial, qui nous regardent directement, la tête haute, on voit beaucoup d’œuvres représentant des femmes. Ces peintures sont fort différentes. Les modèles portent leur regard au loin, hors champ. Elles sont vêtues de riches habits et adoptent une pause docile, passive. Au début du 19e siècle, l’art visuel s’imprègne du Romantisme, un courant qui n’encourage pas les femmes à jouer un rôle actif dans la société. Les toiles de cette époque nous les présentent allongées, la peau diaphane, les cheveux éparses, souvent carrément mortes, comme le souligne Julie Beauzac, dans son excellent épisode portant sur la période romantique en art, du podcast Vénus s’épilait-elle la chatte?
Fouler les planchers de ces salles d’expositions devient lassant, frustrant, mais aussi intrigant: où étaient les femmes artistes?
Que pouvons-nous faire, maintenant, pour leur rendre justice? J’ai voulu en apprendre davantage à ce propos. Pour cela, j’ai eu la chance de discuter de la place des femmes en art avec deux professeures du département d’histoire de l’art de l’UQAM: la directrice de l’Institut de Recherche en Études Féministes (l’IREF) Thérèse St-Gelais, et Ève Lamoureux, aussi membre de l’IREF, qui s’intéresse pour sa part à l’art engagé et à l’art communautaire.
Selon Mme St-Gelais, on est loin d’atteindre la parité hommes-femmes dans les salles d’expositions permanentes. Il est pourtant possible de revisiter ces collections: «C’est exactement ça qu’on fait. Une des grandes questions sur lesquelles on travaille présentement [concerne] les fameux canons, les normes qui font qu’une image est une œuvre. Il y a maintenant plusieurs théoriciennes, plusieurs artistes, qui bousculent ces canons-là, qui les revoient et les revisitent.» Cette perspective me semble réjouissante!
Nous pourrions donc introduire dans les collections permanentes des pièces créées par des femmes, à la manière dont on réexamine l’histoire pour mieux considérer le rôle de femmes scientifiques, des autochtones, etc.
La directrice de l’IREF me confie aussi que son équipe et elle travaillent à rendre plus visibles non seulement des œuvres créées par des femmes, mais aussi des textes d’autrices jadis tenus à l’écart. En somme, si les salles des musées que j’ai fréquentées cet été m’ont semblé austères, voire misogynes, Mme St-Gelais me laisse croire que je peux espérer fouler les mêmes planchers prochainement et y voir de nouvelles œuvres intégrées aux collections permanentes. Le milieu de l’art est en plein changement et «à cette étape-ci, il n’y a plus de recul possible, » précise Mme St-Gelais, pour notre plus grande joie.
D’ici là, nous pouvons nous réjouir pour autre chose: la responsable de l’IREF précise que le milieu de l’art a beaucoup progressé depuis les années 80. Elle en donne pour preuve la programmation 2022 de la Biennale d’art de Venise, commissariée pour la première fois par une femme italienne, Cecilia Alemani. «Il y a 80% des artistes qui sont des femmes. Ça ne se peut presque plus, de ne plus avoir de femmes… Même plus que ça: on veut être beaucoup plus inclusifs. [En fait], ce 80% inclut aussi des artistes non-binaires, on désire aussi avoir des artistes trans, des artistes qui font partie de la diversité, [des personnes avec un handicap], des femmes artistes Noires… C’est très important.»
On voit que l’inclusion en art ne se fait pas pour autant en sacrifiant la popularité d’un événement, comme le montre l’engouement international pour la Biennale de Venise.
Aussi, ce qui intéresse actuellement Thérèse Saint-Gelais est l’intégration d’artistes féminines du passé dans des lieux d’expositions actuels. À ce propos, elle précise que le grand pourcentage d’œuvres créées par des femmes à la Biennale est obtenu grâce à l’insertion de capsules temporelles: on présente des œuvres qui n’ont jamais connu de prestige pour la simple raison d’avoir été conçues par des femmes. Mme St-Gelais donne l’exemple d’une religieuse provenant d’une congrégation, qui faisait des tableaux très primitifs. Ce genre de peinture est reconnu par l’histoire de l’art lorsqu’un homme tient le pinceau, mais quand c’est une femme, on la perçoit comme une amateure.
Bref, l’homme crée des oeuvres, la femme a un passe-temps.
Au Québec, il serait primordial de faire plus de place aux femmes artistes. Si des créatrices comme Françoise Sullivan et Marcelle Ferron font bien partie de notre histoire de l’art, leur présence dans les musées demeure fragile. «Le musée National du Québec a ouvert quatre salles dédiées à des artistes et il y a quatre hommes. J’étais très fâchée!», souligne Mme St-Gelais. «Ça aurait été facile d’intégrer Marcelle Ferron!»
Le milieu de l’art, s’il progresse et se montre de plus en plus inclusif, demeure teinté de vieux réflexes, de biais genrés et d’angles morts.
J’invite ensuite Thérèse St-Gelais sur la piste de l’art actuel, plus précisément sur celle, pavée d’or et de gros dollars, du marché de l’art.
Est-ce que des femmes artistes ont la stature de véritables stars, comme le sont devenus Marc Séguin, Jeff Koons et Damien Hirst à l’international?
Mme St-Gelais avoue ne pas trop s’intéresser au marché de l’art, mais précise que, oui, des femmes vendent leurs œuvres et peuvent en vivre. Elle demeure d’ailleurs peu impressionnée par Damien Hirst, qu’elle juge «beaucoup trop spectaculaire!». Ève Lamoureux ne s’étonne pas trop de la prédominance des artistes masculins dans plusieurs expositions et sur le marché, «puisqu’on est encore dans une société profondément sexiste et patriarcale», cela transparait forcément dans le marché de l’art et les postes de pouvoir dans les galeries d’art. Mme Lamoureux ajoute qu’«il y a une majorité d’étudiantes en art dans les universités, une majorité d’artistes (femmes), mais ce ne sont pas encore des têtes d’affiche». Pourtant, cette professeure reste optimiste, puisque les musées et le marché de l’art évoluent conjointement, comme les doigts d’une main: si les expositions présentées dans les musées font de plus en plus de place aux femmes, comme on le voit à la Biennale, le marché va aussi évoluer en ce sens. Voilà une autre belle occasion de nous réjouir!
Pour conclure sur cette note positive, je nous encourage tous et toutes à visiter les nombreuses galeries d’art et les musées du Québec, à la recherche d’œuvres qui sauront nous émouvoir et nous faire réfléchir. Je souhaite aussi qu’il y ait encore plus de commissaires qui feront preuve d’audace et mettront en place des expositions qui s’appuient sur des normes inclusives, loin des fameux canons dont parle Mme St-Gelais. Cela permettrait, qui sait bientôt, à plus de femmes artistes de vendre leurs œuvres à des prix qui feraient rougir d’envie les stars qui dominent actuellement le marché.