Raser les murs comme une fille
Par Catherine Gagnon et Annelyne Roussel
La cloche sonne, la partie est terminée! Portons un regard féministe sur les cours de récréation…
Catherine,
J’ai envie de te raconter un souvenir de mon adolescence. À la polyvalente, une amie craquait pour un garçon. Pour lui signifier son intérêt, elle a cru bon d’assister à sa pratique de skateboard sur l’heure du dîner. Craignant de s’aventurer seule au gymnase des skaters, elle m’a amenée avec elle.
Tout autour de cet espace aménagé pour permettre aux gars de perfectionner leurs techniques, se tenaient plusieurs observatrices. Intimidées, mon amie et moi, nous sommes adossées au mur comme toutes les autres.
Annelyne,
Ton souvenir en dit long sur la ségrégation des corps selon le sexe! J’imagine que certains endroits conçus pour les jeunes, comme les skate parcs, repoussent particulièrement les filles en périphérie. J’aurais tellement aimé faire du skate, quand j’étais adolescente! Les premières filles que j’ai vues transgresser leur genre pour s’aventurer sur une planche me fascinaient : quelle allure de feu!*
Tu as remarqué, à l’époque où tu accompagnais ton amie, que vous étiez confinées au rôle de spectatrices…
Est-ce qu’il y a un moment où, dans nos souvenirs de jeunesse, c’est la situation inverse : des garçons nous ont regardées et admirées pour ce que nous faisions, pour ce que nous avions, en gang de filles, à démontrer?
A : Au primaire, les garçons s’intéressaient peu à nos prouesses. Il y avait des exceptions: ceux qui correspondaient moins aux stéréotypes intégraient parfois nos groupes d’amies. Ils pouvaient alors participer à nos activités ou nous regarder les exécuter. Puis, au secondaire, la plupart des filles avaient malheureusement arrêté le sport. Mais celles qui s’y adonnaient encore avaient peu de spectateurs masculins. Il allait de soi que les jeux des filles étaient moins valorisés, au gymnase comme dans la cour de récré.
Ce constat m’a donné envie d’effectuer quelques recherches. En France, où l’occupation de la cour de récréation demeure très genrée, c’est le terrain de soccer qui domine. Selon la géographe du genre Édith Maruéjouls,** celui-ci crée une échelle de valeurs de ce qui est important (les garçons) de ce qui ne l’est pas (les filles). Ainsi, les filles et les garçons « non conformes » se sentent exclu•e•s de cet espace. La chercheuse a demandé à plusieurs enfants de dessiner une cour d’école. Sur leurs illustrations, les filles sont reléguées aux coins ou représentées dans les toilettes. Elles sont donc invisibles, contrairement aux garçons qui se trouvent au milieu.
C : Je remarque la même chose ici : les jeux de ballon occupent le centre (les garçons y jouent) et des filles gravitent autour, à discuter ou à faire des jeux de rôles, sans trop se déplacer. D’ailleurs, la sociologue québécoise du genre Gabrielle Richard***, dans son plaidoyer pour une éducation antiopressive à la sexualité dans les écoles, rappelle que l’occupation de l’espace dans la cour de récréation demeure sexuée. Elle montre, à l’instar de Maruéjouls, comment les jeunes se divisent les aires de jeux et les lieux d’interaction comme la cafétéria de façon binaire, selon les sexes.
Cette dynamique s’observe également à la sortie de l’école. Le géographe français Yves Raibaud**** s’intéresse à la «géographie des corps » dans les villes. Il constate que les finances publiques accordent de plus grands budgets aux activités de loisirs traditionnellement masculines, comme les sports d’équipe, sous prétexte que les garçons auraient besoin de bouger et de canaliser leur agressivité.
Les terrains de basketball et de soccer, les planchodromes sont ainsi souvent aménagés autour des écoles avec de bonnes intentions, mais leur financement demeure androcentré et inéquitable.
Comme tu vois, chère amie, on n’est pas sorties de l’auberge… Les inégalités sexuées qu’on remarque dans la société ne se butent pas aux portes de l’école!
Comment rompre avec l’idée que les enfants évoluent naturellement sur différents territoires selon leur sexe? Il me semble que l’école devrait être un lieu propice aux transformations sociales…
Je rêve d’écoles plus punk, au sens où davantage de ruptures avec des traditions patriarcales seraient possibles!
A : Et si on luttait contre les injustices directement dans la cour de récréation? J’en ai discuté avec Marie-Élyse Roussel, éducatrice spécialisée et étudiante en psychoéducation (je mentionne au passage qu’elle est ma sœur!). Afin d’améliorer la mixité et de remettre les filles (et les garçons marginaux) au centre de l’espace, elle a organisé diverses activités sportives durant les pauses. Voici cinq de ses astuces :
Animer des jeux où garçons et filles ont le même niveau d’expérience (ballon-chasseur, chasse au trésor, balle au mur, drapeaux, kick ball, etc.) pour éviter la domination des experts de soccer ou de hockey.
TOUJOURS former des équipes mixtes.
Valoriser les enfants plus ronds ou moins « performants » en leur demandant de créer les équipes (en prime, celles-ci sont généralement bien équilibrées !).
Diminuer la compétition avec des parties sans pointage ou en modifiant les équipes en cours de jeu.
Mettre l’accent sur le plaisir plutôt que sur la victoire.
Selon Marie-Élyse, de telles initiatives suscitent une grande adhésion chez les enfants. Sans nécessiter d’énormes budgets, elles dépendent toutefois de la disponibilité des adultes et surtout de leur volonté à bousculer l’ordre établi.
Intervenons pour permettre à tous les jeunes de se déployer dans l’espace! L’occupation inéquitable des cours d’école a des effets pernicieux. Les filles se retranchent et demeurent passives, tandis que les garçons « dominants » tiennent pour acquis leur monopole du terrain.
La cour de récréation est un microcosme de la société.
On y apprend — ou pas — à partager sa place et à valoriser la différence.
Un programme de décloisonnement me semble non seulement nécessaire, mais réalisable, amie Pantalon!
*Imagine quand, en plus, tu habites en Afghanistan, où tu ne peux pas, si tu es une fille, sortir de chez toi pour jouer tout près de la maison et qu’on te propose d’apprendre à skater. C’est l’idée (assez nichée!) derrière le documentaire Learning to Skateboard in a Warzone (If You're a Girl)
** Propos recueillis par Cécile Bouanchaud pour le Journal Le Monde (2018)
***Richard, G. (2019). Hétéro, l'école? Plaidoyer pour une éducation antioppressive à la sexualité. Montréal : Les Éditions du remue-ménage.
**** Raibaud, Y. (2015). La Ville faite par et pour les hommes. Paris: Éditions Belin