La vieille, la jeune et le monstre
Demi Moore dans le rôle d’Elisabeth Sparkle
Par Annelyne Roussel
Alerte au divulgâcheur : ce texte révèle des moments clés du film The Substance.
La vieille
À son cinquantième anniversaire, Elisabeth perd son emploi. « Le public veut de la nouveauté », clame son producteur. La vie de l’actrice oscarisée devenue animatrice d’émission d’aérobie bascule. Désespérée, elle succombe à une mystérieuse drogue de synthèse. Grâce à la substance, vous obtiendrez une meilleure version de vous-même : plus jeune, plus belle, plus parfaite. Une simple injection génèrera cet autre moi. Une alternance précise de sept jours chacune. Une seule chose à ne jamais oublier : vous n’êtes qu’une. Impossible d’échapper à vous-même. De violentes secousses déchirent le dos de la star déchue pour donner naissance à Sue. Le corps d’Elisabeth demeurera inconscient pendant sept jours sur le carrelage de la salle de bain, une énorme cicatrice parcourant sa colonne vertébrale.
L’idée de ce scénario de film, Coralie Fargeat l’a eue au tournant de la quarantaine. En franchissant cette étape de l’existence, le sentiment que sa valeur s’évaporait l’a envahie. Sa vie était finie. Avec le recul, elle a constaté toute l’absurdité et la violence de ces pensées. Selon la réalisatrice, c’est ainsi que la société traite les femmes. « Ce n’est pas subtil, ce n’est pas anodin, ce n’est pas délicat. C’est énorme, c’est partout et c’est excessif. Je savais d’instinct que le film devait être à ce niveau-là. » Par la satire, La substance démontre jusqu’où vont les femmes pour répondre aux exigences d’un monde qui les réduit à leur dimension physique.
En choisissant d’incarner la beauté juvénile sous les traits de Sue, Elisabeth négocie sa place au sein du système. Dans mon précédent billet, j’ai abordé le concept de marché patriarcal[1]. Il s’agit d’un contrat où l’on accepte des règles de genre qui désavantagent les femmes collectivement en échange d’un bénéfice individuel. Des stratégies d’adaptation comme les régimes, le maquillage ou la chirurgie esthétique nous permettent de nous sentir plus adéquates face aux standards omniprésents de la féminité traditionnelle. Ces gestes alimentent toutefois la dictature de l’apparence. Nous avons malheureusement du mal à nous allier pour remettre en question les normes. À tort ou à raison, nous croyons souvent que nous avons trop à perdre si nous refusons d’y obéir.
Margaret Qualley dans le rôle de Sue
La jeune
La potion synthétique remplit ses promesses. Sue prend la barre de l’émission d’aérobie et, par des chorégraphies hypersexualisées, dépoussière le style grand-mère de son double. C’est la consécration! Un gigantesque panneau publicitaire la montrant en maillot, étalée dans toute sa splendeur, fait face à l’appartement où cohabitent les deux corps. La situation dégénère quand Sue enfreint la règle des sept jours. Enivrée par son nouveau pouvoir de reconnaissance, elle empiète sur le temps d’Elisabeth, grignotant son énergie vitale et les dernières miettes de son amour-propre. Le principe d’unité cède le pas au bras de fer.
En se déplaçant d’un corps à l’autre, la conscience de la protagoniste vit des expériences contraires. Tandis que Sue est acclamée à chaque battement de cils, Elisabeth est méprisée dès qu’elle met le nez dehors. Fargeat illustre ainsi la façon dont on oppose les femmes en deux catégories. Dans son roman Putain, la regrettée Nelly Arcan nomme ces archétypes la larve et la schtroumphette. La première est molle, informe, repoussante. La seconde est jeune, ferme, attirante. L’écrivaine a également affirmé que plus une société survalorise l’image, plus les femmes en viennent à se dégouter elles-mêmes. Cette haine de soi est à l’œuvre dans la scène du miroir, une des plus puissantes du film.
Demi Moore se sentait au plus bas dans sa carrière avant de décrocher son rôle dans The Substance. Elle vient d’ailleurs de remporter son premier prix d’interprétation aux Golden Globes.
Elisabeth se sent prête pour son rendez-vous avec Fred. Elle aurait jadis snobé cet ancien camarade de classe, mais tout a changé depuis son obsolescence annoncée. Avant de partir, elle entrevoit le corps parfait de son double, gisant au sol. Le doute s’installe : elle ajoute une couche de maquillage. En traversant l’appartement, le gigantesque panneau exhibant Sue-en maillot-étalée-dans-toute-sa-splendeur lui saute au visage. Découragée, elle retourne se farder et replacer ses cheveux. Elle se redirige vers la sortie, mais son regard intercepte encore l’image de Sue. Elle aperçoit ensuite son propre reflet dans le chrome de la poignée de porte. Catastrophée, elle repart à la salle de bain pour défaire violemment son maquillage et sa coiffure. Le rendez-vous n’aura jamais lieu.
“Monstro Elisasue” échappe à toute catégorisation.
Le monstre
Elisabeth en veut à son double de personnifier à sa place l’idéal féminin. Sue, pour sa part, fera des pieds et des mains pour éliminer la vieille. Dans une lutte sans merci, les deux entités fusionnent en un monstre au corps distordu et dégoulinant. Déguisée en marché patriarcal, la substance prend des allures de pacte avec le diable. Toujours en quête de lumière, cette femme-éléphant à deux visages monte sur scène. C’est d’ailleurs le seul moment où l’héroïne semble s’accepter comme elle est. « N’ayez pas peur, c’est encore moi. Je suis Elisabeth, je suis Sue! » déclare-t-elle, pour rassurer les spectateurs. Face aux cris hostiles, la créature fait gicler sur la foule des rivières de sang.
Jusqu’alors, les deux entités s’entredéchiraient au point d’oublier qu’elles constituaient la même personne. Enfin libéré de son statut de femme-objet, le monstre Elisasue fait un immense pied de nez aux diktats esthétiques en se présentant devant le public. Je repense au mantra « vous n’êtes qu’une ». Coralie Fargeat nous invite-t-elle à nous unir contre la tyrannie de l’apparence? Loin du happy ending classique, la conclusion du film pointe néanmoins, du doigt nécrosé de sa bête hideuse, une voie de sortie.
[1] L’expression vient de l’auteure et chercheuse turque Deniz Kandiyoti. Elle l’a employée pour expliquer les raisons pour lesquelles les femmes se marient, portent le voile et se conforment aux normes sociales concernant leur comportement sexuel. La sociologue américaine Lisa Wade a repris le concept dans ses travaux pour expliquer pourquoi les femmes sexualisent leur propre corps.